Réorienter sa production, faire évoluer ses pratiques
Jean-Michel, 57 ans, maraîcher en vente directe

Je me suis installé en 84 sur 20 hectares avec 2,5 unités de main d'œuvre en production de pommes de terre avec conditionnement à la ferme et vente à des petits marchands. L'exploitation était alors très rentable mais la rotation élevée.

juillet 1988 : l'agrandissement

En juillet j'ai l'opportunité de m'agrandir à 42 hectares ; en août, c'est le décès subit de mon père.

L'année suivante, j'ai une forte baisse des volumes conditionnés à la ferme et une moins bonne valorisation des pommes de terre livrées dans les centres de conditionnement (-10 tonnes par hectare, -10 centimes de franc /kg). En 1990 c'est les premières difficultés financières.

Je mets donc en place des abris froids, 3 fois 50 m2 en 90, 91 et 92 et en 1991 je cède 6 hectares éloignés de l'exploitation. La vente au détail à la ferme permet de compenser la baisse du revenu en pommes de terre et à mon épouse de servir les clients tout en s'occupant des enfants en bas âge.

1992 est catastrophique

Baisse des prix des céréales et baisse de 6 centimes par kg des pommes de terre.

En 1994, le directeur de l'agence locale du Crédit Agricole me propose de monter un dossier « Agridif » pour éponger le retard MSA et avoir une partie de mes intérêts d'emprunt pris en charge. A cette époque, je ne me considère pas en difficulté. Pour moi, ce dossier n'est qu'une formalité qui me permet de toucher des aides conséquentes. En qualité de responsable diocésain de la branche agricole du CMR (Chrétiens dans le monde Rural) et de membre du comité départemental du CCFD (Comité Catholique contre la Faim), je connais Solidarité Paysans pour avoir ensemble participé aux mêmes congrès, aux mêmes rencontres, mais je ne me sens alors aucunement concerné par cette association.

Pour faire face aux divers prélèvements, remboursements, factures, je travaille toujours plus. Ne prenant plus le temps de me remettre en cause, je pédale, la tête dans le guidon avec comme seul objectif le prochain virage à négocier. Heureusement, mes responsabilités au sein du CMR et du CCFD sont les seules ouvertures qu'il me reste pour m'échapper de cet univers carcéral.

1997 : La crise agricole persiste

La moisson 97 ne permet pas de régler tous les créanciers. Mes frais bancaires (agios, commissions, forçage) s'élèvent à environ 1000 Francs par mois. Pour y faire face, je cède 5 hectares, j'envisage même de travailler en dehors.

En octobre, le CCFD m'envoie en Arménie comme adjoint au chargé de mission pour étudier sur place de nombreux projets relatifs à l'agriculture. Là, je rencontre des paysans beaucoup plus heureux que moi qui se contentent d'exploiter leur petit lopin de terre et d'en vendre la récolte sur les marchés des grandes villes. Ils m'enrichissent de leur sagesse et je réalise que pour m'en sortir, je dois réduire la taille de mon exploitation.

De retour en France en novembre 97, je cède 8 hectares et j'achète un fourgon pour vendre ma récolte sur les marchés. Avec cette cession, je pensais m'être remis à jour financièrement, mais, c'était sans compter sur l'arme secrète de mon banquier qui probablement déçu de ne plus ramasser le jack-pot tous les mois sous forme de frais divers m'oblige à des remboursements anticipés.

Avril 98 avec les premières laitues, je commence à m'installer sur les marchés de la région : 3 marchés par semaine (mardi, mercredi et jeudi). En fin d'année, je fais le bilan. Le chiffre d'affaires moyen par marché est de 850 francs, pour 100 marchés. Le résultat est insuffisant mais encourageant car je fidélise la clientèle. Par contre, je réalise que c'est presque impossible de gérer grandes cultures, légumes et ventes sur les marchés. Quand je m'occupe d'une production, c'est au détriment de l'autre. Je décide donc de céder mes terres superflues pour ne garder que 10 hectares.

1999 jusqu'à 6 marchés par semaine

Début 99, une bonne période pour avoir une place fixe. Je tente ma chance sur de nombreux marchés, jusqu'à 6 par semaine, couvrant toutes les petites régions locales : métropole lilloise, bassin minier, plaine de la Lys, Dunkerquois, Boulonnais, Côtes picardes et Côte d'Opale. C'est dans cette région que j'y ferai mes meilleurs marchés. Plusieurs marchés sont supérieurs à 2.000 francs après un démarrage laborieux, le premier mois, j'avais 213 francs par marché.

En 99, j'atteins les 200.000 francs de chiffre d'affaires pour 219 marchés soit 913 francs par marché. Ce meilleur résultat reste néanmoins insuffisant pour faire face aux nombreuses charges. L'argent des cessions s'est épuisé et les retards de paiement s'accroissent.

Janvier 2000 : Solidarité Paysans

En feuilletant le journal, ma mère tombe sur un article qui explique que Solidarité Paysans peut venir en aide aux agriculteurs en difficulté et me transmet l'article. C'est ainsi que j'ai contacté Solidarité Paysans. Un nouveau dossier « Agridif » est constitué avec des échéanciers qui m'ont permis de franchir le cap insurmontable.

Ma progression à Etaples se confirme en 2000 avec des marchés supérieurs à 3.000 francs. Le chiffre d'affaires en 2000 est de 245.000 francs pour 168 marchés soit 1461 franc par marché en moyenne, 1754 en moyenne pour le marché d'Etaples.

Au fur et à mesure que je progresse à Etaples, j'abandonne les moins bons marchés. En 2001, j'ai mes premiers marchés supérieurs à 5.000 francs et en fin d'année, je ne garde que le marché d'Etaples, le mardi et le vendredi.

Décembre 2001 : contrepartie de mes succès à Etaples, mon fourgon, trop petit avec plus d'une tonne de surcharge l'été, est remplacé par un plus puissant. J'en reprends pour 4 ans de crédit à 500 francs par mois.

2002, mes ventes progressent encore

J'arrive à faire face à toutes mes obligations financières. Je peux enfin me faire plaisir et produire ce que je veux et comme je le veux :

  • je m'initie à la culture bio,
  • autour de ma parcelle j'installe une haie vive et des bandes enherbées non fauchées afin de créer un biotope favorable à la multiplication des auxiliaires de culture,
  • je crée un verger sur 2 hectares en variétés anciennes et régionales (près de 150 variétés),
  • je teste sous abris la production de raisin, de pêches et d'abricots. Résultats très encourageants sur vigne et pêche en qualité et quantité mais j'ai pas assez de recul pour les abricots,
  • production de tomates en variétés anciennes : formes et couleurs diverses : des blanches, des jaunes, des roses, des pourpres, des émeraudes, des noires, des bicolores et aussi des rouges. Chaque tomate a une saveur différente. Cette année, j'ai semé 53 variétés différentes.

En 2004, je recommence la vente à la ferme

Je réduits aussi le nombre de marché (1 par semaine l'hiver) pour préserver le fourgon. Je ne souhaite pas investir plus de 30.000 € dans un nouveau fourgon à quelques années de la retraite.

En 2006

  • Projet de gîte à la ferme
  • Conversion bio au 1er juillet avec 3 production principales : verger, légumes sous abris froids et poules pondeuses (400 aujourd'hui). Les poules entretiennent et fertilisent le verger et les abris froids en hiver et valorisent les déchets végétaux.

L'objectif est de développer une clientèle à domicile suffisante pour réduire le nombre de marchés, de pérenniser la retraite avec le gîte et d'avoir un contact plus convivial avec les clients.

Les contraintes du marché sont :

  • le temps et la fatigue de la route : 3h aller-retour
  • le temps de déballage et remballage, la sortie du fourgon (6h15 à 14h)
  • les frais de route et de placier 3 500 € par an plus l'amortissement du fourgon

Quels ont été les freins pour m'en sortir ?

  • les coups bas des collègues voisins qui au lieu de me venir en aide ont tout tenté pour m'enfoncer afin que mes terres se libèrent
  • la perte de confiance auprès des banques. Il faut rembourser les emprunts restants de l'ancienne activité tout en investissant pour les marchés sans aucun crédit. Pour faire face j'ai dû recourir au crédit revolving, très cher.

Ce qui m'a aidé à m'en sortir :

  • L'évènement capital, c'est mon voyage en Arménie. Il m'a permis de prendre du recul, de prendre le temps de réfléchir, de voir une autre agriculture, une agriculture à taille humaine.
  • Solidarité Paysans : quand ma MSA me refusait des échéanciers, l'association parvenait à les obtenir. L'accompagnement de l'ARAD (devenue Arcade) m'a permis de me rendre compte que mes difficultés n'étaient pas seulement conjoncturelles mais aussi dûes à ce que j'étais boulimique au travail.

Aujourd'hui, je résous ces 2 équations : travailler moins pour gagner plus. C'est aussi dans mes difficultés, dans le mépris des autres, le manque de considération que j'ai puisé la force de faire face. Quand l'amour propre est touché, ça multiplie l'envie de s'en sortir.

Aujourd'hui, j'affirme que mes difficultés ont été la chance de ma vie. Sans elles, je continuerais de produire sans joie en attendant avec impatience que l'âge de la retraite sonne. Avant, j'avais peur d'évoluer différemment des autres de peur du « qu'en dira-t-on ? ». Maintenant j'ai essuyé tant de quolibets que ça me touche plus. J'agis plus librement.